Chapitre 6 – Les vraies couleurs

Created on par Axel Terizaki

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent pour laisser sortir Ema, vêtue d’un tailleur et d’un blazer noir orné d’épaulettes. Sous le blazer, un chemisier blanc et une cravate bleu-marine achevaient son allure formelle, presque militaire. Des bas noirs recouvraient ses jambes, les mettant bien en valeur.

— Hum hum !

Elle avait l’air de bonne humeur, et s’avança dans un petit couloir qui débouchait sur une pièce bien plus grande, et bourdonnante d’activité. Plusieurs personnes, en uniforme également, observaient différents écrans, chacun à leur poste. D’autres discutaient avec des collègues ou pressaient le pas pour se rendre ailleurs. Il régnait une ambiance de ruche. La pièce avait des airs de quartier général. Les talons de la jeune femme cliquetèrent sur le sol au rythme de ses pas.

— Bonjour !

— Bonjour Hoshizora, répondit un collègue.

Elle salua tour à tour ses autres collègues avant de monter les escaliers menant à la mezzanine. Celle-ci donnait accès à des bureaux et des salles de réunion.

— C’est le grand jour, Ema, demanda une jeune femme montant les escaliers à ses côtés.

— Oui. Je vais au briefing. Toi aussi, Fumiko ?

Elle hocha la tête en réponse. Elle avait les cheveux bouclés et mi-longs jusqu’aux épaules.

— J’ai reçu la confirmation ce matin. Je serai votre opératrice à Koizumi et toi.

— Oh, c’est super ! Ils ont dû te prendre parce que tu es japonaise aussi non ?

— Je pense oui ! J’espère que ça va bien se passer…

Les deux femmes atteignirent une salle de conférence et entrèrent.

— Il n’y a pas de raison, c’est peut-être une première, mais on a déjà fait de nombreux tests, les communications passent bien. Je suis sûre que ça va aller !

Une trentaine de personnes étaient présentes et portaient des tenues similaires aux deux jeunes femmes. Une fois assises face à un écran géant, elles attendirent que la présentation commence. Tout le monde se tut solennellement lorsqu’une personne, un grand gaillard barbu à la peau mate vint se placer devant l’écran.

— Vous savez pourquoi on est là, commença l’homme devant l’auditoire.

Quelqu’un leva la main pour parler.

— On a retrouvé qui a mangé le dernier pudding dans le réfrigérateur commun ?

Il y eut quelques rires étouffés. Hoshizora ne put se retenir de glousser également.

— Très drôle, mais non. Comme vous le savez, nous avons retrouvé Ichika. Le mérite revient principalement au sergent Hoshizora qui a eu la bonne idée d’émuler le quartz partenaire de la montre qu’Ichika porte afin de récupérer sa localisation. L’apparition de cet article et de la photo de l’androïde nous a grandement aidés à calibrer l’émulateur et il a pu retrouver avec précision Ichika. À partir de là, il n’a pas été difficile de creuser, et on a pu déterminer avec suffisamment de précision un lieu et une date pour le début de la mission.

Il montra à l’écran des images de Tokyo.

— Ichika a été photographiée dans cet article de journal…

L’écran afficha alors un article expliquant comment une jeune ressortissante étrangère avait sauvé ses camarades de classe et son professeur durant une prise d’otages dans un car scolaire. Une photo prise sur le moment montrant Nanami tout sourire accompagnait l’article.

— Elle se fait appeler Nanami Andô. On n’en sait pas tellement plus sur elle à l’heure actuelle, à part qu’elle étudie dans un lycée à Yokohama.

Certains prenaient des notes, d’autres regardaient, impassibles, l’exposé de l’homme au visage ferme. Ce dernier continua.

— C’est donc comme prévu les sergents Ema Hoshizora et Satoshi Koizumi qui partiront pour la toute première mission du TPDD.

Les deux agents cités se levèrent et firent un salut de la main. Satoshi Koizumi était un homme grand, au regard sérieux, quoiqu’un peu distant. Il avait l’air de quelqu’un sur qui on pouvait compter, mais difficile à approcher.

— Le sergent Koizumi a d’excellentes connaissances sur la zone dans laquelle vous serez amenés à vous infiltrer, et le sergent Hoshizora connaît le mieux Ichika. Quant au sergent Mirai, elle sera votre opératrice stationnée ici. On estime que les perturbations ne nous permettront de recevoir et d’émettre clairement qu’une fois par jour, peut-être moins. Vous verrez avec elle comment organiser vos communications. Faites en sorte qu’elles soient les plus régulières possible.

— Oui monsieur, répondirent-ils.

— Sergent Hoshizora, approchez.

Ema sortit du rang pour venir auprès du présentateur.

— Veuillez expliquer comment vous avez retrouvé Ichika.

— Oui monsieur.

Elle se tourna alors vers ses collègues et commença par présenter les spécificités de l’androïde, même si apparemment tout le monde semblait être parfaitement au courant de sa nature.

— Et donc, j’avais crée un algorithme de recherche des traces que pouvait laisser Ichika sur la totalité des bases de données nous étant accessibles sans mandats particuliers.  Dans l’article de presse locale, son portrait en photo correspondait parfaitement aux quelques images prises par les caméras de sécurité qu’elle a manquées au laboratoire S2. Malgré les dégâts causés au projet OAT, nous avons pu calibrer un émulateur sur sa localisation. Grâce à cet article sur la prise d’otages, nous avons eu une meilleure idée d’où chercher et nous avons pu ainsi récupérer le lien avec son bracelet.

Quelqu’un leva la main dans le fond de la pièce pour poser une question.

— Le bracelet ?

— Oui. Le bracelet de stabilisation. D’après le professeur Russels, elle doit le porter en permanence. Elle pourra vous en dire plus.

Ema sourit et tourna la tête vers son chef, à sa gauche.

— J’ai fini, monsieur.

— Bien.

Il attendit que la jeune femme retourne à sa place pour continuer.

— Je n’ai pas besoin de vous rappeler que la discrétion la plus totale est requise une fois là-bas. On va vous fournir argent, vêtements et une couverture suffisante pour vous fondre dans la masse. Vous aurez carte blanche pour choisir votre couverture. Ne vous faites pas remarquer. Limitez vos interactions avec les personnes sur place au strict minimum. Le but de la mission sera d’approfondir l’enquête, d’arrêter et de rapatrier Ichika ici avant qu’elle ne cause plus de dégâts. Nous savons de quoi elle est capable, mais ignorons encore ses intentions. N’oubliez pas que c’est à cause d’elle que le TPDD a été créé.

— Oui !

— Bien. Vous partez dans cinq jours. Passez voir le lieutenant Weber, il aura tout le matériel dont vous aurez besoin. Dans un premier temps, vous devrez éviter une confrontation directe avec Ichika et essayer de découvrir pourquoi elle est là.

Ema leva la main.

— Et pour notre couverture ?

— Vous pouvez décider librement entre vous. Evidemment le mieux serait de vous fondre dans la population avec la plus grande prudence. Le mieux sera peut-être de trouver un travail alimentaire une fois là-bas pour vous fondre dans la population tout en exerçant la plus grande prudence. On vous fournira des papiers et badges officiels adaptés pour agir au nom du gouvernement japonais. Même si vous serez intégrés dans les bases de données sur place, rappelez-vous que votre couverture peut sauter si vous abusez de votre autorité. Rappelez-vous les formations que vous avez reçues.

Satoshi leva la main lui aussi.

— Et si on estime être découverts, ou que Ichika nous file entre les doigts et se déplace ailleurs ?

— Rien ne nous dit qu’on arrivera à la localiser de nouveau, donc agissez comme si c’était votre seule et unique chance de la coincer. On enverra quelqu’un vous chercher si cela tourne mal.

— Très bien, répondit Satoshi.

— Bon, ça sera tout. Si quelqu’un a d’autres questions, qu’il vienne me voir à mon bureau dans l’après-midi. Une autre réunion m’attend.

Ayant terminé son discours, l’homme coupa l’écran de la salle et s’en alla. Ema offrit un sourire à Satoshi, son partenaire de mission, alors que le reste des participants commençait à quitter la salle à leur tour.

— Je suis contente de partir avec toi sur cette mission, Koizumi.

— De même, Hoshizora. J’espère qu’on arrivera à coincer Ichika.

— Oui !

Ils quittèrent la salle également, les portes se refermant automatiquement derrière eux. Satoshi et Ema rejoignirent Fumiko Mirai qui les attendait dehors. Il leur fit un signe de la main avant de les laisser.

— Il n’a pas l’air commode, commenta-t-elle à voix basse en tenant sa tablette contre elle.

— Je pense que ça ira, répondit Ema.

— Tu n’es pas du tout stressée ? C’est quand même votre première vraie mission, tu sais.

— Je sais.

Ema jeta un œil par-dessus la rambarde à ses collègues travaillant plus bas. Elle posa ses mains sur le rebord et continua :

— Ça fait des mois qu’on se prépare pour cette mission. Tout le monde s’est donné beaucoup de mal à faire en sorte que des actes comme ceux qu’a commis Ichika soient punis. Je suis fière de partir la première accomplir cette mission. Je veux la mener à bien pour tous ceux qui ont participé.

— J’aimerais partager ton enthousiasme… J’avoue que ça me fait un peu peur…

— Bien sûr que ça ne sera pas évident, et il y a encore certains points qui m’intriguent fortement au sujet d’Ichika…

* * *

Cinq jours plus tard, Satoshi et Ema se tenaient debout devant l’homme qui leur avait expliqué leur mission. À côté de lui se tenait un autre homme plus âgé, ainsi que Fumiko, l’opératrice des deux agents.

— On doit vraiment porter ça ?

Satoshi portait une veste en jean, un haut et un pantalon noir. Il n’avait pas l’air très à l’aise. Ema, qui se tenait à ses côtés, portait quant à elle une robe légère descendant jusqu’aux genoux et un chapeau.

— C’est l’été là où vous allez, vous savez, commenta le vieil homme. Vous devrez probablement retirer votre veste une fois sur place, mais comme il peut pleuvoir à tout moment… La météo est souvent instable à cette époque.

Il s’agissait du lieutenant Weber, chargé de leur équipement.

— Un casier à la gare du quartier de Shibuya contiendra tout votre équipement, on l’a fait envoyer en avance. Il y a un communicateur, des documents d’identification, de l’argent pour vous faire une garde-robe et trouver un domicile. Vous trouverez également dans le paquet de quoi neutraliser Ichika si elle résiste.

Ema soupira.

— J’espère que nous n’en arriverons pas là.

— Moi non plus, mais s’il le faut…

— Koizumi ! Ne dis pas de bêtises. Tu vas nous porter la poisse !

Ce dernier laissa échapper un petit rire.

— Vous êtes prêts, demanda l’homme du briefing.

— Oui, commandant !.

— Bien. Gardez à l’esprit que vous représentez le TPDD. Cette mission ne peut pas être un échec. C’est une première, et elle a nécessité de nombreux mois de préparation, des tests et des vérifications à n’en plus finir. Je sais que c’est beaucoup de responsabilités, mais nous comptons tous sur vous deux. Une fois là-bas, vous serez livrés à vous-mêmes ou presque.

— Nous comprenons très bien, commandant. Nous sommes honorés d’être les premiers à effectuer une mission pour notre organisation.

Le commandant leur offrit un sourire, puis effectua un salut de la main. Il fut accompagné par Fumiko et le vieil homme. Satoshi et Ema répondirent de même.

* * *

— Bonjour, 72.

— Bonjour.

Quelqu’un s’approcha d’une jeune fille totalement nue, assise dans un fauteuil. Celle-ci avait une courte chevelure rousse, et sa peau était entièrement métallique, excepté son visage.

— Comment te sens-tu aujourd’hui ? continua la femme en blouse blanche.

Il était impossible de déterminer les traits de son visage. C’est comme s’il était voilé d’une ombre.

— Je vais bien… Vous me posez cette question à chaque fois.

La femme éclata de rire.

— C’est parce que ça fait partie de l’étiquette quand on s’adresse à quelqu’un.

Elle s’assit près de la jeune fille métallique, et l’observa quelques instants.

— Commence par m’énoncer les trois lois auxquelles tu dois obéir.

L’androïde répondit immédiatement :

— Je ne peux pas porter atteinte à un être humain ni permettre qu’un être humain soit face au danger. Je dois obéir aux ordres que les êtres humains me donnent sauf si cela va à l’encontre de la loi précédente. Je dois protéger ma propre existence tant que cela n’entre pas en conflit avec les deux précédentes lois.

— Rien d’autre ?

— Non.

— D’accord.

Elle échangea un sourire avec l’androïde, qui semblait contente d’avoir récité les lois de la robotique d’Asimov exactement comme ce qui était attendu d’elle.

— Je vais faire quelques diagnostics sur tes intelligences artificielles aujourd’hui.

— D’accord.

72 reposa sa tête contre le dossier du fauteuil, et contempla le plafond. De son côté, la jeune femme fit rouler son siège jusqu’à un terminal non loin de là.

— Hmmm, encore ce bug de corruption mémoire…

Elle marmonna quelques détails techniques incompréhensibles qui n’avaient de sens que pour elle en pianotant sur son clavier. La salle où elles se trouvaient ne comportait aucune fenêtre et n’était illuminée que par deux néons au plafond.

Des minutes, probablement même quelques heures passèrent, avant qu’elle ne déclare enfin la fin de ses tests.

— Je pense que ça devrait suffire pour aujourd’hui. Tout m’a l’air en ordre.

— D’accord.

Quelques instants passèrent avant qu’une porte coulissante ne s’ouvre automatiquement pour laisser entrer une femme bien plus âgée en fauteuil roulant. Celle-ci portait des lunettes rondes et ses longs cheveux étaient détachés. Le fauteuil était motorisé, et émettait un petit vrombissement en se déplaçant.

— Ah, maman !

La femme en blouse au visage inconnu se leva.

— J’ai fait les tests que tu voulais faire sur 72.

— C’est bien. Comment ça se passe ?

Elle hésita avant de répondre.

— Je ne sais pas trop, j’ai du mal à y comprendre quelque chose, tu pourrais regarder ? C’est toi qui l’as faite après tout.

La vieille femme soupira.

— Je n’ai fait que créer son logiciel, son cerveau…

— Oui, et moi je ne suis pas experte en intelligence artificielle, tu le sais bien.

— D’accord, on va la réinitialiser encore une fois pour être sûres. Mais le temps presse.

— Je sais, je sais.

— Je te laisse t’en occuper… Envoie-moi les derniers résultats du diagnostic et je regarderai ça demain.

— Oui, maman. Je m’en occupe tout de suite.

— Et réinitialise-la bien. Pas comme l’autre fois.

Ce fut au tour de la jeune femme de soupirer.

— Oui, je vais faire attention à ne toucher qu’à sa zone mémoire.

— Je te laisse alors, Hikari.

La jeune androïde continuait d’admirer le plafond de la salle sans sourciller. Elle ne semblait même pas prêter attention à la conversation qui venait de se produire. La vieille femme quitta la pièce dans son fauteuil, laissant l’androïde seule avec Hikari.

Cette dernière se tourna vers l’androïde et s’agenouilla près d’elle.

— Tu vas dormir un long moment, 72. N’aie pas peur.

— Vous allez me réinitialiser ?

— Ah… Tu as entendu.

Hikari sembla gênée.

— Je vais mourir, c’est ça ? J’ai lu ça sur le Net… Je ne veux pas…

C’était difficile à entendre. La jeune scientifique serra les poings.

— Je suis désolée, 72.

Elle se plaça devant son clavier, et commença à entrer des commandes sur son terminal.

— Non, attendez. Ne…

* * *

SYS: Corruption du système de fichiers dans /memory/1-2-1094
SYS: Démarrage de la vérification du système de fichiers via afsck.
SYS: /dev/mbd40 est monté.
SYS: afsck : ne peut continuer, arrêt immédiat.
SYS: Exécution de afsck manuelle requise.

* * *

— Ah !

— Quelque chose ne va pas, Nanami ?

Nanami était assise sur le siège en cuir parfaitement confortable d’une voiture luxueuse l’amenant jusqu’au lycée Kirigaoka. À côté d’elle se tenait Mizuho Nishikino, la présidente du conseil des élèves. En face était assise l’une de ses domestiques, une jeune femme en uniforme de soubrette bleu-marine et blanc, dont la jupe descendait jusqu’à ses chevilles. Ses cheveux étaient attachés derrière elle par un ruban jaune. Elle restait là, silencieuse, presqu’invisible aux côtés de sa maîtresse.

— Si, si, tout va bien.

— Tu avais l’air perdue dans tes pensées.

— Je… j’ai probablement eu ce qu’on appelle un moment de flottement.

Cela inquiéta quelque peu Nanami. Elle cherchait d’où pouvait provenir ce passage à vide, comme si on l’avait désactivée l’espace d’un instant. Un instant qui manquait cruellement dans son journal quotidien.

— Je comprends que ces derniers jours t’aient épuisée. C’est difficile d’être l’héroïne de l’école, n’est-ce pas ?

Depuis que les exploits de Nanami dans le car scolaire contre des malfrats s’étaient répandus parmi les autres élèves de l’école, la petite androïde s’était retrouvée sollicitée de toutes parts, notamment par les clubs d’arts martiaux. Seuls ses camarades de classe étaient au courant de sa véritable nature ; pour tous les autres, elle restait cette étrangère courageuse qui avait terrassé des bandits. À l’école, le conseil des étudiants, ainsi que les enseignants, avaient fait tout leur possible pour appeler les élèves au calme, mais pour ce qui était de l’extérieur, c’était une tout autre histoire. Nanami avait été plusieurs fois la cible de journalistes aux pratiques plus ou moins douteuses essayant d’obtenir d’elle un scoop pour leur journal ou émission.

C’est pourquoi Mizuho, en utilisant son influence et son argent, fit en sorte de passer chercher Nanami tous les matins à son domicile pour s’assurer qu’elle ne soit pas dérangée durant son trajet vers l’école.

En temps normal, n’importe qui aurait trouvé cela gênant. Mais Nanami était loin de ces considérations.

— Oh, non, ce n’est pas si difficile, ha ha. Merci tout de même de venir me chercher tous les jours.

— Cela ne me dérange pas. Et puis, les vacances d’été arrivent. Même les médias les plus tenaces vont passer à autre chose. Avec ce que tu fais pour l’école, j’estime que tu le mérites. Tu es une bonne personne, Nanami.

— Une bonne personne…

Nanami ne savait pas trop quoi penser de la déclaration de Mizuho. Pour elle, la présidente était une énigme, mais elle ne se doutait pas que c’était réciproque.

Cette dernière croisa ses jambes.

— Et puis, reprit-elle, ça nous permet de discuter un peu en tête à tête chaque matin. Je dois avouer que moi aussi j’ai du mal à contenir ma curiosité envers toi, Nanami. Tu es très certainement unique. Jolie, exotique, a d’excellentes notes un peu partout, douée en sport, altruiste, fait toujours passer les intêrets du groupe avant le sien, participe au maximum de clubs autorisé par l’école, est populaire auprès de la gente masculine comme féminine…

— Ah euh… haha.

Nanami ne savait pas trop quoi répondre à tout ça et sembla plus gênée qu’auter chose de voir que sa couverture ne tenait qu’à un fil face à Mizuho. Que savait-elle exactement ?

— Je serais presque… jalouse.

La manière dont elle dit ça laissait à penser qu’elle était plus curieuse qu’envieuse de Nanami.

— Oh je n’ai jamais voulu attiser de la jalousie ! Je suis désolée !

Cela fit éclater de rire la jeune héritière assise devant elle dans la voiture.

— J’avais oublié humble et un peu naïve aussi. Mais c’est tout ce qui fait ton charme.

Mais avant qu’elle ne puisse ajouter quoi que ce soit, la domestique de Mizuho les interrompit.

— Nous arrivons, maîtresse.

Mizuho jeta un coup d’oeil vers l’extérieur du véhicule.

— En effet, Maho.

La voiture les déposa aux portes de l’école, la jeune femme en habits de servante ouvrit la portière et offrit une courbette à Mizuho après lui avoir remis son sac.

— Passez une bonne journée, maîtresse.

Puis elle se tourna vers Nanami également.

— Vous aussi, mademoiselle Andô.

— Merci !

Nanami lui fit un signe de la main tandis qu’elle remontait à l’arrière de la voiture. D’autres élèves passaient par là, mais ne prêtèrent guère attention à l’arrivée de leur présidente du conseil. Ils étaient habitués depuis longtemps à la voir venir ainsi à l’école.

* * *

NODOKA : J’aimerais bien porter un uniforme de domestique, Mademoiselle Maho avait l’air tellement classe !
SHOKO : Cesse tes enfantillages Nodoka.
NODOKA : Je suis sûre que notre créateur aurait adoré nous avoir en soubrette !
SHOKO : Cela m’étonnerait. Et ne parle pas du créateur sans savoir. Nous ne savons même pas à quoi il ressemble.
NODOKA : Je l’imagine grand et beau, avec des lunettes. Charismatique, une blouse blanche ouverte, un regard ténébreux...
SHOKO : Ritsu, rappelle-moi de l’empêcher de lire des mangas.
RITSU : D’accord.
NODOKA : Hé !



* * *

Haruka se tenait debout près de l’entrée d’une grande pièce circulaire au centre de laquelle était installée une énorme machine allant pratiquement jusqu’au plafond. Des techniciens assemblaient encore des pièces à certains endroits sous le regard de leurs chefs, ainsi que celui de la jeune scientifique. La porte métallique coulissante derrière elle s’ouvrit pour laisser entrer Shiho, sa collègue et supérieure, également en blouse blanche.

— Ça en jette, non ?

Haruka jeta un œil par-dessus son épaule, observant sa collègue marcher jusqu’à son niveau.

— Ah, Shiho…

— Ils ont bientôt fini ?

— J’ai parlé avec le responsable tout à l’heure, ils sont dans les temps.

— Et l’autre ?

— Dans les temps aussi, même si chaque fois que je croise Sakurauchi dans les couloirs il me lance des regards noirs.

Haruka soupira avant de continuer.

— J’ai déjà suffisamment de pression de la part de notre hiérarchie, pas besoin d’en rajouter.

Shiho, pour sa part, sourit.

— Je n’ai pas l’habitude de te voir si stressée. Tu vas certes monopoliser deux salles d’expérimentation pendant plusieurs années, mais c’est quand même pour une bonne raison, tu ne crois pas ?

— D’habitude je gère, mais là… Enfin, tu as sans doute raison, je m’inquiète trop. J’espère juste que ça va marcher, vu tous les efforts déployés.

— Mais oui, ça va marcher ! Tu es géniale Haruka.

Cette dernière l’interrompit.

— Ou juste chanceuse.

— La chance hein…

Shiho suivit le regard d’Haruka qui levait les yeux vers le sommet de la machine en train d’être installée. Ses entrailles encore visibles par endroits, mais il ne restait globalement plus que quelques finitions à faire par les ingénieurs et techniciens, sans compter bien sûr les tests de base à effectuer. Elle continua.

— Certaines avancées scientifiques sont dues à la chance. Pense à Archimède et sa baignoire, ou à la découverte de la pénicilline par exemple.

— Chance ou accident, corrigea Haruka avec un sourire.

— Quelle rabat-joie tu fais. Heureusement que tu prends ton week-end avec ton copain !

Cela fit rire quelque peu Haruka.

— Ah, t’entendre rire est rassurant !

— Arrête, je ne suis pas si malheureuse que ça. Depuis que j’ai emménagé avec Jin, on a juste eu quelques petits chamboulements ici et là.

— Attends d’avoir des enfants avant de dire ça, lâcha Shiho sur le ton de la plaisanterie.

Cela fit rougir Haruka. Elle y avait bien sûr déjà pensé, mais la remarque de sa collègue lui fit réaliser que Nanami était peut-être un peu plus qu’une simple squatteuse robotisée pour elle.

— Ha ha, j’ai touché un point sensible on dirait.

Sa protégée lui assena un léger coup de coude pour se venger.

— Et toi, commence déjà par te trouver un homme.

La femme plus âgée tapota l’épaule de Haruka.

— Tu sais qu’il n’y a pas que les hommes qui m’intéressent, ma chère.

Cela eut pour effet de faire rougir Haruka encore plus.

— Bref, amusez-vous bien ce week-end, déclara Shiho en tournant les talons.

Haruka, quant à elle, ne quittait toujours pas la machine des yeux. Elle soupira avant de répondre, bien que sa supérieure soit déjà partie.

— Le début du week-end ne sera pas si amusant que ça, malheureusement…



* * *

NODOKA : Shoko, Ritsu, c’est quoi des vacances ?
SHOKO : C’est un concept étrange durant lequel les humains cessent de travailler.
NODOKA : Vraiment ? Ça a l’air pas mal...
SHOKO : C’est complètement idiot, comment Nanami ferait-elle sans nous ?
RITSU : Chez les humains aussi, l’intelligence peut partir en vacances dans certains cas bien précis comme l’ébriété, l’excitation sexuelle, ou encore le visionnage de la télévision.
NODOKA : Donc il faudrait que Nanami...
SHOKO : Tout ça ne marche pas sur Nanami, Nodoka.
NODOKA : Oui...



* * *

Au lycée, l’ambiance était on ne peut plus joyeuse. Pas seulement parce que la fin des cours venait de sonner, mais également parce qu’elle signifiait ce jour-là le début des vacances d’été. Les élèves allaient tous pouvoir profiter de leur mois d’août pour s’amuser, réviser, sortir avec leurs amis ou leurs petits copains et copines.

— Présidente, vous ne venez pas au club ?

Akari était en train de ranger ses affaires dans son sac lorsqu’un garçon l’interpella. Il s’agissait de Masahiro, le seul autre élève de sa classe membre du club d’informatique.

— Désolée, j’ai quelque chose de prévu après les cours. Je compte sur vous pour terminer le jeu que l’on prépare pour le Comiket !

Celui-ci effectua un salut presque militaire envers la jeune fille à queue de cheval.

— Oui, présidente ! Nous ne vous décevrons pas !

Une telle dévotion la fit sourire, puis elle se tourna vers Nanami, qui rangeait également son sac.

— Nanami, tu es concernée toi aussi, tu le sais ?

— Bien sûr, Akari ! J’arrive !

— Parfait.

Elle se tourna alors vers Satsuki, qui était près de l’entrée de la classe.

— Tu m’attends pour manger ce soir ?

— Oui !

Elle hocha la tête et s’en alla vers le club de peinture dans l’autre bâtiment de l’école.

— Allons-y, Nanami !

Plusieurs garçons les observèrent partir. La classe se vidait peu à peu, mais de nombreux élèves restaient, notamment ceux qui étaient de corvée de ménage ce jour-là. Yuusuke, un élève de la classe, demanda à ses trois amis :

— Vous faites quoi pendant les vacances d’été, vous ?

— Moi je dois aider mon père au temple. En été, il y a beaucoup de touristes qui viennent, commença Keiichi.

— Tu oublies les devoirs de vacances.

Un autre élève, Hikaru, soupira en même temps que Keiichi.

— Et toi Hayate ?

— Moi ?

Celui-ci sembla pensif. Il prit quelques secondes pour répondre.

— Je n’ai rien de prévu.

— Tu ne vas même pas inviter Nanami à sortir, questionna Keiichi.

— Hein ?

Il hésita encore avant de répondre.

— C’est pas ce que vous croyez…

— Arrête, tout le monde dans la classe sait que t’en pinces pour elle, rétorqua son ami.

Les trois autres le regardèrent avec un sourire jusqu’aux oreilles, dans l’expectative qu’il passe enfin aux aveux.

— Non vraiment… Je l’aime bien, mais c’est… Enfin Nanami n’est pas comme les autres.

— Ouais.

— C’est ça…

— Non, vraiment ! Elle m’intrigue, c’est tout. Encore plus depuis qu’on connaît son secret. Je sais pas trop, je suis peut-être trop curieux…

— Pourtant c’est pas un être humain, elle est différente même si elle pense et ressent des émotions, commenta Hikaru.

Hayate ne semblait pas d’accord.

— Je ne sais pas. Je pense plutôt que c’est nous qui la traitons différemment. On devrait arrêter de penser qu’il s’agit d’un robot et la traiter comme un être humain. Comme nous.

— Et si t’essayais de sortir avec cet été pour le prouver ?

— Il a raison ! C’est comme une personne normale, je suis sûr que si tu demandes à Tanaka, il va te donner des cours sur comment emballer Nanami !

— Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée, vous savez…

Hayate ne savait plus trop où se mettre.

— Allez, invite-la !

— Je n’ai même pas son mail !

— Tu n’y mets vraiment pas du tien, pesta Hikaru.

Les trois amis de Hayate rirent un bon coup, avant de redevenir sérieux.

— Hayate. Il est temps que tu deviennes un homme, même si ce n’est pas avec une vraie fille, commença Yuusuke.

— Vous êtes lourds là.

— Après tout, dans la classe, il n’y a pas tant de choix. Soit elles sont déjà prises, soit hors d’atteinte.

— Et ne parlons même pas de Amane !

Keiichi hocha la tête en signe d’approbation. Amane Kazami, avec sa poitrine opulente, faisait tourner la tête de nombreux garçons si bien qu’aucun d’entre eux n’osait lui parler de peur de froisser ses pairs.

— En effet ! Amane est notre déesse à tous, personne ne doit s’en approcher.

— Nous te soutiendrons dans ta quête pour conquérir le cœur de Nanami !

— Lâchez-moi, les gars…

Même s’il ne pouvait nier avoir un faible pour la jeune androïde, Hayate était, comme tous les jeunes de son âge, intimidé à l’idée de révéler ses sentiments à quelqu’un. Et la pression de ses amis n’arrangeait pas vraiment les choses.

Ceci dit, les vacances d’été ne faisaient que commencer…



* * *

SYS : Niveau d’INIT "Vacances" introuvable.



* * *

Nanami et Akari arrivèrent chez Haruka et Jin au moment où ce dernier était en train de placer des fleurs dans le coffre de la voiture.

Avec les deux adolescentes à l’arrière et les deux adultes à l’avant, le véhicule se mit en route dans Tokyo en direction du sud. Nanami était un petit peu nerveuse.

— C’est la première fois que je vais dans un cimetière. Ça ne fait pas peur ?

Haruka laissa échapper un petit rire.

— Non Nanami, ne t’inquiète pas.

— C’est que j’ai vu pas mal de films avec des zombies, alors…

— Akari, arrête de montrer à Nanami des films de zombies s’il te plaît, demanda sa sœur.

Celle-ci s’en défendit.

— C’est pas moi !

Tout le monde se mit à rire dans la voiture, ce qui eut pour effet de détendre un peu l’atmosphère, car Haruka et Akari en particulier n’étaient pas là pour rire.

Après une vingtaine de minutes à conduire, la voiture familiale s’arrêta sur un parking situé non loin d’un cimetière. Jin et Haruka sortirent un bouquet de fleurs du coffre, ainsi que de l’encens et de quoi nettoyer la tombe sur laquelle ils allaient se recueillir.

Nanami, quelque peu curieuse, regardait à droite et à gauche. Pour elle, tout ceci était difficile à comprendre, mais elle avait au moins saisi une chose : c’était important pour les personnes qu’elle accompagnait.

Jin aida Haruka et Akari à nettoyer la pierre tombale de la famille Ayase, où reposaient les cendres de leurs parents décédés six ans plus tôt lors d’un tragique accident.

Si Akari était encore un peu jeune à l’époque, elle n’en gardait pas moins un souvenir terrible de cette journée, où, à la sortie de l’école, on lui annonça que ses parents étaient morts.

Haruka, pour sa part, prit énormément sur elle. La jeune fille, encore au lycée, dut se battre pour récupérer la garde de sa jeune sœur. Fort heureusement pour elles, les époux Hosaka, amis de la famille Ayase, les avaient aidées dans leur démarche. Cependant, Haruka avait tout fait pour être indépendante au plus vite pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa sœur. Cumulant les petits boulots, ses études et l’éducation d’Akari, elle fit preuve d’un énorme courage pour s’assurer à toutes les deux un avenir malgré la perte de leurs parents, notamment en mettant de côté sa propre vie sociale.

Après avoir lavé la tombe, Akari déposa solennellement les fleurs et Haruka fit brûler de l’encens. Alors que les deux sœurs s’agenouillaient pour effectuer leur prière, Jin et Nanami les regardaient de loin.

— C’est une expérience étrange. Je ne comprends toujours pas.

— Elles se recueillent, Nanami. Ceux qui sont partis ne doivent pas être oubliés.

— Ah…

Elle continua de les observer. Haruka et Akari se levèrent.

— Akari… pleure.

Nanami pouvait voir Akari trembler, de dos, avant qu’Haruka ne passe son bras autour d’elle pour l’inviter à se blottir contre elle et laisser éclater ses sanglots. Akari était probablement celle à qui ses parents lui manquaient le plus des deux. Haruka lui caressa tendrement la tête.

— Oh…

L’androïde avait l’air triste elle aussi, même si tout cela n’était pas censé l’affecter, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine tristesse pour Akari et Haruka à ce moment précis. La tristesse des autres, comme leur bonheur, étaient communicatifs et avaient donc un effet sur elle. Elle serra les poings.

— Si j’étais arrivée plus tôt, j’aurais peut-être pu faire quelque chose, marmonna-t-elle en détournant son regard des deux sœurs.

— Hum ? De quoi tu parles Nanami ? demanda Jin, perplexe.

— Ce n’est rien, Jin. Des regrets, c’est tout, dit-elle en serrant cette fois son poignet.

— Des regrets…

Le silence s’installa entre les deux une petite minute. Ils continuaient d’observer Haruka consoler sa petite sœur du mieux possible, tout en gardant sa propre tristesse pour elle, comme elle l’avait fait pendant totues ces années.

— Jin…

— Oui ?

— Quand je m’éteindrai moi aussi… vous ne m’oublirez pas, hein ?

La question était pour le moins surprenante. Une androïde qui pense à la mort ? Jin ne put s’empêcher de la regarder de haut en bas. Nanami, quant à elle, continuait d’observer Haruka et Akari.

— Nanami, tu…

— Moi aussi je m’éteindrai un jour, n’est-ce pas ? Une pièce vitale de mon corps cessera de fonctionner, je n’aurais plus de pièces de rechange et on ne pourra pas en refrabriquer. J’ai l’impression… d’avoir déjà vécu ce sentiment…

Elle plaça une main sur sa poitrine, avant de continuer.

— Non, c’est pas ça. C’est autre chose. Comme si j’avais déjà été éteinte mais pas vraiment…

— Nanami, ça va ?

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas, j’essaye de me rappeler de quelque chose mais je n’y compernds rien, ça ne veut absolument rien dire, il me manque des informations pour comprendre, je…

Elle s’interrompit, et laissa tomber sa main le long de son corps de nouveau.

— Ce n’est rien Jin… Désolée de t’avoir inquiêté. Je me suis juste mise à penser à la mort, à ma mort, et je ne comprends pas ce sentiment.

— Tu as peur de mourir Nanami ? C’est un peu le cas de tout le monde tu sais.

Nanami semblait peu convaincue, son regard semblait triste, mais aussi mélancolique. Jin posa sa main sur sa tête et lui ebouriffa les cheveux.

— Tu es vraiment pleine de surprises, toi, dit-il avec un petit rire. Ne t’en fais pas Nanami, penser à ça de temps à autres c’est humain, on y est tous confrontés.

Ce petit geste affectueux fit sourire Nanami. Celle-ci lança un petit regard vers lui.

— Merci, Jin.

Akari et Haruka, quant à elles, revinrent vers leurs compagnons après quelques minutes.

— Merci d’avoir attendu, dit Haruka doucement.

La jeune Ayase avait enlevé ses lunettes et était en train de sécher ses larmes. Nanami s’avança vers elle et l’enlaça doucement.

— Nanami !?

— Je ne veux pas te voir triste Akari, déclara Nanami, alors je te fais un câlin.

Puis elle la relâcha, avant de se diriger vers Haruka.

— Toi aussi Haruka !

— Hein ?

Elle resta quelques secondes avec elle en la serrant doucement dans ses bras. Cela fit sourire Akari et Jin.

— Toi aussi Jin !

Nanami lâcha Haruka et enchaîna sur Jin, se blottissant contre lui.

— Ha ha.

Ce dernier ne savait plus trop où se mettre maintenant.

— Merci Nanami, ça fait du bien, admit Akari.

L’androïde leur sourit chaleureusement.

— C’est moi qui vous remercie de bien vous occuper de moi ! Je suis désolée de vous avoir causé autant de souci jusqu’à maintenant !

Elle leur offrit une courbette.

— Je n’aurais jamais dû vous rencontrer tous les trois, mais il en fût autrement. J’ai eu beaucoup de chance finalement.

Haruka s’approcha d’elle.

— Viens, rentrons à la maison. La route nous attend pour aller chez les parents de Jin.

— Oui !

Les deux sœurs jetèrent un dernier regard vers la tombe de leur famille, avant de retourner à la voiture.



* * *

NODOKA : C’était triste...
SHOKO : Les humains ont des traditions étranges. Comment avancer si on doit regarder derrière soi en permanence ?
NODOKA : C’est parce que penser aux défunts qui nous sont chers permet de les garder vivants dans notre esprit. Ils ne meurent que si on les oublie vraiment.
SHOKO : …
RITSU : …
NODOKA : J’ai dit une bêtise ?
SHOKO : Non, tu as juste dit quelque chose de particulièrement intelligent pour une fois.
NODOKA : Hé !



* * *

Après avoir déposé Akari non loin d’une gare, Jin, Haruka et Nanami passèrent chez eux pour récupérer leurs affaires. Trois heures trente de route les séparaient de Ten’ei, dans la préfecture de Fukushima. Les parents de Jin habitaient dans cette petite ville sans histoires. Les deux amoureux allaient passer un week-end là-bas quand cela était possible.

— Il y a de la circulation dans trois kilomètres.

Jin, au volant, soupira.

— Nanami, si j’avais besoin d’un GPS j’aurais allumé celui de la voiture.

Haruka jeta un coup d’œil à l’arrière.

— Jin connaît le chemin par cœur, Nanami, ne t’en fais pas.

Cette fois-ci, ils avaient quelqu’un d’autre avec eux. Akari n’avait jamais souhaité les accompagner, mais Nanami ? À partir du moment où Haruka avait lâché les mots festival, sources chaudes et campagne, cette dernière leur avait fait les yeux doux pour les convaincre de l’emmener.

Si Jin, qui voyait déjà d’avance les soucis que Nanami pouvait causer vis-à-vis de ses parents, était plutôt réticent, Haruka, elle, voyait ça comme une expérience enrichissante pour la jeune androïde. Ce fut encore la source d’une longue dispute pour le couple, et Jin avait finalement accepté à la condition que Nanami devait impérativement être avec eux en permanence durant le séjour.

Alors que le soleil s’était déjà couché depuis longtemps, Ten’ei apparaissait enfin à l’horizon.

— On arrive !

Une fois entrés dans la ville et parcouru quelques rues, Jin arrêta la voiture dans une allée entre deux maisons au style traditionnel. La plus grande des deux, à droite du véhicule, était ornée d’une enseigne.

— Tes parents gèrent des bains publics, Jin, demanda Nanami, curieuse comme un chat.

Ce dernier répondit en sortant les valises du coffre.

— Exact.

Ayant entendu la voiture se garer, les occupants de l’établissement, un couple dans la soixantaine, firent coulisser la porte pour accueillir les arrivants. Sa mère avait des cheveux ondulés et un front dégagé, tandis que son père, un peu dégarni, portait des lunettes ressemblant à celles de Jin. Les deux portaient un kimono traditionnel.

— Nous voilà, papa, maman.

Jin s’approcha pour les étreindre tour à tour. Sa mère fut la première à parler.

— Bienvenue à la maison, mon fils. Bienvenue aussi, Haruka.

Celle-ci fit une courbette pour les saluer.

— Merci de nous accueillir.

Le père de Jin scruta ses invités.

— Tu dois être la jeune fille dont nous a parlé Jin, c’est ça ?

Nanami semblait un peu nerveuse. Ou surexcitée peut-être. Ses yeux bleus et son grand sourire avaient du mal à ne pas trahir son état d’esprit. Un peu comme si elle allait rencontrer son idole, Teri Suzumiya.

— Oui, je suis Nanami Andô, enchantée.

Nanami était debout, tenant par la lanière un sac avec ses affaires.

— C’est la fille d’un de mes collègues anglais, expliqua Haruka, elle est venue faire ses études au Japon.

— Oh, et tu parles bien japonais, s’exclama la mère de Jin.

— Oui, j’ai appris depuis toute petite grâce à ma mère.

Cela faisait partie des antécédents qu’elle avait bien mémorisés et savait rejouer au cas où on lui posait des questions personnelles.

— Allez, entrez donc. On a laissé les bains ouverts pour vous. Il n’y a plus de client à cette heure.

Jin jeta un coup d’œil à sa montre, il était près de onze heures du soir. Haruka, elle, arborait un grand sourire, presque aussi grand que celui de Nanami. Jin les regarda et soupira.

— Vous n’attendez que ça toutes les deux alors allez-y, vous avez entendu mes parents.

— Ouais !

Nanami bondit de joie et entra, se dirigeant directement vers l’entrée de la source d’eau chaude, côté femmes. Haruka la suivit aussitôt.

— Nanami, attends-moi !

Jin les observa disparaître vers les vestiaires, et haussa les épaules.

— C’est vrai que vous n’avez pas de sources chaudes à Tokyo.

— Il y en a, papa, mais pas autour de chez nous malheureusement. Pas des naturelles en tout cas comme ici.

— Tu veux prendre un thé, ou les rejoindre ?

— Un thé me ferait du bien. Je prendrai un rapide bain après.



* * *

NODOKA : ENFIN ! LA SOURCE D’EAU CHAUDE !
SHOKO : Du calme Nodoka !
NODOKA : Comment veux-tu que je me calme, Haruka n’a pas arrêté d’en parler, j’ai trop trop trop hâte.
SHOKO : Je ne sais pas en quoi cela va nous aider, mais...
NODOKA : Je suis sûre que c’est super et que Nanami va adorer !
SHOKO : Je me demande parfois si on ne devrait pas t’éteindre Nodoka. Qu’en penses-tu Ritsu ?
RITSU : Je... j’aimerais bien tester les sources chaudes moi aussi.
SHOKO : Mais qu’est-ce que vous avez toutes les deux !?



* * *

Nanami et Haruka étaient en train d’ôter leurs vêtements et de les ranger dans leurs casiers.

— J’ai trop hâte !

— Tu vas voir, une fois qu’on est dedans, on ne veut plus en ressortir.

— Akari m’en a beaucoup parlé aussi, ça a l’air génial !

— On avait de super bains publics quand on vivait chez les Hosaka après la mort de nos parents. Ce n’était pas une source chaude naturelle mais c’était vraiment génial.

— C’est vrai ? La chance !

— Et puis, il faut bien qu’être amoureuse de Jin ait des avantages, ajouta-t-elle en gloussant.

Nanami roula des yeux.

— Ce n’est pas très gentil pour Jin.

— Allons, Nanami, je plaisantais.

Celle-ci la fixa du regard silencieusement, peu convaincue.

— Vraiment… !

Nanami gloussa et se détendit. Nues, les deux femmes se dirigèrent vers les bains pour se laver en premier lieu. Après s’être frottée et shampouinée comme il faut, Haruka attacha ses cheveux pour qu’ils ne touchent pas l’eau et aider Nanami à se laver correctement. À l’extérieur les attendait un bassin à ciel ouvert entouré de pierres d’où se dégageait une envoûtante vapeur.

— Nous y voilà.

Devant l’objet de son désir, Nanami ne savait pas quoi faire : devait-elle entrer directement dans l’eau ? Petit à petit ? Pourquoi ne pas regarder Haruka faire ?

— C’est donc ça, cet endroit sacré ? La source chaude ?

Pendant que Nanami s’émerveillait et regardait tout autour d’elle, Haruka s’avança, laissant sa serviette sur le bord, avant de mettre un pied dans l’eau, puis l’autre. Elle prit son temps pour s’immerger et s’asseoir d’abord au bord du bassin, puis dedans.

— Allez, viens, on va être bien, tu vas voir !

Hésitante, l’androïde toucha l’eau du bout des pieds.

— Ça va aller ?

— Oui ! Je suis parfaitement amphibie !

Elle se glissa doucement au niveau de Haruka, l’eau chaude et relaxante leur arrivant aux épaules à toutes les deux.

— Voilà ! Comment te sens-tu ?

Nanami sortit ses mains de l’eau et regarda celle-ci couler d’entre ses doigts. Elle sembla quelque peu perplexe.

— C’est…

— Oui ?

Elle leva la tête pour observer Haruka. L’androïde avait l’air dépitée.

— C’est juste de l’eau chaude !

Haruka sembla tout aussi confuse que sa camarade de bain. Puis elle éclata de rire, comprenant soudainement pourquoi Nanami ne ressentait pas les mêmes choses.

— Tu verrais ta tête Nanami ! Tu as l’air tellement déçue !

— Exactement ! Akari et toi m’aviez vendu du rêve ! C’est juste de l’eau chaude à 44 °C avec du chlorure de sodium !

Haruka avait du mal à se retenir de rire.

— Pour nous les êtres humains, c’est très relaxant. Ça guérit de n’importe quel rhume et ça fait du bien à la peau, aux articulations… Le tout c’est de ne pas y rester trop longtemps.

— Je suis déçue ! Déçue déçue déçue déçue !

Nanami bouda sans ménagement, comme une enfant trop gâtée qui n’aurait pas eu ce qu’elle voulait pour son anniversaire.

— Allons, calme-toi et reste avec un peu avec moi. On n’a pas souvent le temps de discuter rien que toutes les deux, n’est-ce pas ?

La jeune fille se ressaisit et observa Haruka du coin de l’œil. Ses yeux parcoururent son corps assis là et presque entièrement immergé. Haruka était sans conteste une belle femme. Et intelligente qui plus est. Il n’était pas étonnant que Jin soit tombé amoureux d’elle au premier regard.

— C’est vrai. Il y a tout le temps Jin dans les parages.

— Tu dis ça comme s’il te dérangeait, fit remarquer Haruka.

— Non, c’est faux ! J’aime beaucoup Jin… Même si au début il ne m’aimait pas beaucoup, lui.

— Il est un peu plus terre à terre que moi. J’ai toujours pensé que tu étais plus qu’une simple machine, Nanami.

— Je vois…

— C’était difficile à croire au début, mais maintenant nous y sommes habitués. Tu es un robot qui pense et qui agit comme un être humain. La ou les personnes qui t’ont créée sont des génies Nanami !

— Je… je n’ai pas de souvenir de qui m’a créée. Juste un vague… un vague sentiment. Je pense que mon créateur ne voulait pas que je me souvienne de lui.

— C’est un peu triste, c’est ton père, ou ta mère en quelque sorte.

— Oui, quand j’y pense, c’est triste. Mais je vous ai, toi, Jin et Akari, maintenant ! Et aussi Satsuki, Hayate, et toute la classe !

— C’est vrai.

Ce fut au tour de Haruka de parcourir des yeux le corps de Nanami. Elle venait de remarquer que l’androïde n’était pas entièrement dénudée.

— Tu sais que les bijoux ne sont pas autorisés dans les bains, Nanami ?

Celle-ci jeta un coup d’œil à la montre autour de son poignet et au pendentif autour de son cou.

— Ah tu parles de ça… Je ne peux pas m’en séparer.

— Qu’est-ce que c’est ? Ça a l’air d’être important. Ta montre ne fonctionnait pas quand tu es arrivée.

— Elle s’est rallumée toute seule il y a quelques semaines… C’est juste que je l’ai empruntée et que je ne dois absolument pas la perdre.

— Et le pendentif ? Tu me le montres ?

— Euh c’est…

Avant qu’elle ne puisse protester plus, Haruka se colla à Nanami et prit le pendentif entre ses doigts pour l’examiner.

— Il n’y a rien d’écrit dessus… Qu’est-ce que c’est ?

— C’est la seule chose qu’il me reste de mon créateur… Je l’avais déjà autour du cou quand je me suis réveillée. C’est… un catalyseur.

— Un catalyseur ?

— Oui, pour… enfin…

Nanami réfléchit quelques secondes, elle n’était pas sûre si elle devait en parler à Haruka.

— Je ne suis pas très à l’aise quand je dois parler de moi… de comment je fonctionne.

Elle n’avait pas l’air de vouloir en dire plus, mais Haruka la pressa.

— Allez, tu peux me le dire à moi. Je n’en parlerai pas à Jin ou Akari. Je suis vraiment curieuse de comment tu fonctionnes Nanami.

— C’est… c’est un catalyseur pour mon second moteur. Je ne dois l’utiliser qu’en cas d’extrême nécessité…

— Ton second moteur ?

— Oui, j’ai deux moteurs. Celui qui me fait fonctionner actuellement, et un autre qui est éteint pour le moment.

— Tu t’en es déjà servie ?

Nanami hocha la tête.

— Oui. Je n’ai pas le droit de m’en servir sans que certaines conditions soient remplies.

— Un danger immédiat ?

— Oui, par exemple.

— Cela me fait penser… Comment fais-tu la différence entre le bien et le mal ?

— Hein ?

Haruka avait soudainement changé de sujet, ce qui soulagea et déconcerta Nanami.

— Oui. C’est une question récurrente en intelligence artificielle. Tu as l’air de savoir ce qui est bien et ce qui est mal, alors que pourtant c’est très difficile, même pour un être humain. Comment tu fais ?

Nanami prit quelques secondes pour réfléchir et baissa les yeux.

— Je ne sais pas, c’est dans mon programme ?

— Parce que la personne qui t’a programmée était animée de bonnes intentions ?

— Je… je ne sais pas, Haruka, pardon.

— Tu obéis aux lois de la robotique d’Isaac Asimov. Celui ou celle qui t’a créée a lu ses livres et s’en est inspiré pour dicter ton comportement. Ces lois ne sont pas parfaites, mais elles ont le mérite d’exister et d’être simples à comprendre. Si tu étais amenée à faire quelque chose de mal, tant que ça ne met pas en danger d’être humain ou ta propre existence, tu le ferais, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas quoi répondre, Haruka.

Haruka insista néanmoins. Elle ne pouvait se satisfaire des réponses de l’androïde à ses côtés.

— Pourtant tu dois prendre une décision. Si pour arriver à l’heure à l’école pour un examen important, tu dois voler un vélo à quelqu’un, que ferais-tu ?

Nanami releva la tête et répondit à Haruka du tac au tac avec une fierté qu’elle n’essaya même pas de dissimuler.

— Je peux courir aussi vite qu’un bon scooter !

Haruka rit doucement.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.

Nanami reconsidéra un peu plus sérieusement la question.

— Hé bien… Je ramènerais le vélo après, j’imagine…

— Mais comment tu sais que ce que tu fais est bien, et comment tu évites de faire quelque chose de mal ? Comment définis-tu le bien et le mal, Nanami ?

— Le bien ou le mal sont des notions subjectives, non ? Ce que je considère bien ou mal peut être différent selon les personnes. Je me base sur ma propre programmation, car c’est ainsi qu’on m’a créée. Je n’ai pas respecté le processus d’apprentissage et d’expérimentation comme les humains le font en partant de zéro. Mes connaissances sociétales ont été implémentées directement dans mon programme, je sais donc, de façon innée, ce qui est bien ou mal en me basant sur ce programme qui obéit aux mœurs et aux lois du Japon d’aujourd’hui.

— Donc tu penses qu’il y a des actes que quelqu’un peut considérer comme bien alors qu’en fait la majorité de la société pense que c’est mal ?

— Bien sûr. C’est ce qui arrive très souvent avec les criminels. Leur perception du bien et du mal est faussée, ou tout du moins n’est pas conforme avec les souhaits de la société dans laquelle ils évoluent.

— Si on m’avait dit un jour que je philosopherais avec une machine…

— Pose-moi une question plus simple alors, Haruka.

— Qu’est-ce que l’univers ?

Nanami fronça les sourcils.

— Tu te moques de moi !

— Je plaisante, je plaisante, Nanami. Mais si tu veux un autre sujet, revenons sur la question des choix de tout à l’heure et prenons un autre exemple : tu conduis une voiture. Je suis ta passagère. À cause de la pluie, du verglas ou que sais-je, tu perds le contrôle du véhicule. En donnant un grand coup de volant, tu pourrais me sauver en évitant de planter la voiture dans un mur, mais de ce fait tu irais écraser des enfants sortant d’une école maternelle, en faisant de nombreux morts et blessés. Qu’est-ce qui est bien ou mal, d’après toi ? Qui choisirais-tu ?

Nanami ne prit même pas le temps de réfléchir avant de répondre.

— Toi, Haruka. Je… tu es importante pour moi.

— Nanami… Je suis plus importante qu’une dizaine d’enfants ?

— Oui, je n’ai pas de question à me poser, la réponse est très claire pour moi. Le niveau de doute dans cette décision est de 0 %. C’est toi que je choisirais.

— Même si je me sentirais coupable d’avoir tué indirectement des enfants en survivant à cet accident ? Que j’en souffrirais toute ma vie ? Tu en es sûre, Nanami ?

— Oui, Haruka. Je ne comprends pas très bien moi-même, mais c’est ce que me dictent mes intelligences artificielles.

Il y eut un léger silence tandis que Haruka contempla la réponse donnée par l’androïde.

— C’est… un peu effrayant que tu penses ça sans sourciller, Nanami. Un être humain ne pourrait pas prendre cette décision aussi simplement, voire même la prendre tout court.

— Mais moi, c’est ce qui me semble bien. C’est comme ça.

— J’imagine, oui…

Haruka leva les yeux vers l’horloge au mur, juste au-dessus de la porte par laquelle elles étaient passées du vestiaire aux bains.

— Il se fait tard, et nous sommes restées suffisamment longtemps dans l’eau. Allez, viens.

— Oui !



* * *

NODOKA : …
RITSU : …
SHOKO : …
NODOKA : On est toutes d’accord pour dire que les sources chaudes, c’était quand même un petit peu décevant, hein ?
SHOKO : Oui.
RITSU : Oui.



* * *

Après être sorties et s’être séchées et habillées, Nanami et Haruka rejoignirent Jin et ses parents au salon. Leur maison se situait côte à côte avec l’établissement de bain. Vêtues d’un yukata léger, elles approchèrent du salon où Jin et ses parents discutaient.

Nanami leva les yeux vers Haruka lorsqu’elle entendit que la discussion s’était quelque peu emballée. La jeune femme décida d’écouter sans entrer et fit signe à Nanami de l’imiter.

— Arrête avec ça, papa ! J’en ai assez que tu me traites comme un moins que rien !

— Chéri, tenta la mère de Jin pour calmer le jeu.

Son mari semblait passablement énervé.

— Tu aurais pu rester ici et reprendre l’établissement, mener une vie bien tranquille. On t’aurait même trouvé une bonne petite épouse s’il le fallait, mais au lieu de ça tu as préféré aller à la capitale !

— Arrête !

— On s’est saignés pour te payer des études et au final tu n’as même pas été foutu de réussir les examens, tu pourrais montrer un peu de gratitude !

Haruka soupira.

— Ils ont bu tous les deux.

— Oh, chuchota Nanami qui écoutait elle aussi.

Jin et son père avaient visiblement un coup dans le nez, si l’on en jugeait par la façon dont ils s’exprimaient. L’épouse tentait néanmoins de raisonner le mari.

— Chéri, allez, ça suffit, Jin est venu nous voir pour le festival d’été avec Haruka et la petite Nanami…

Jin posa son verre sur la table d’un coup sec et se leva.

— Les études ça ne fait pas tout ! Vous verrez un jour, j’inventerai quelque chose qui révolutionnera la vie des gens. Quelque chose qui marquera l’histoire !

Et sur ce, il quitta la pièce, passant devant Haruka et Nanami sans même les remarquer, et se dirigea vers les bains.

Haruka fit comme si de rien n’était et salua les parents de Jin avant de se diriger vers sa chambre. Nanami, quant à elle, alla s’installer dans une autre pièce à l’étage, où un futon avait été préparé. Haruka s’assura qu’elle avait bien son câble d’alimentation, indispensable pour son sommeil, et la laissa tranquille.



* * *

ECS : Actif – CID SoftBank – RSSI mesuré : -20dBm – Débit réduit de 25 %
E²A : Actif – Charge 25 % - Batterie 45 %
E²B : Inactif



* * *

Le lendemain, Jin et Haruka paressèrent un peu au lit avant de s’habiller et de descendre au salon. Là, quelle ne fut pas leur surprise de découvrir le père de Jin allongé sur le canapé, avec une Nanami on ne peut plus sérieuse lui massant les épaules et le dos.

— Qu’est-ce que…

— Ah… c’est bien comme ça, ma petite Nanami, tu sais vraiment y faire !

— Je ne fais que tenir ma promesse, monsieur Ichinose !

— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda Haruka curieuse.

La mère de Jin se joignit à eux devant l’entrée du salon. Elle venait de la cuisine.

— Oh, c’est juste que la petite Nanami a perdu contre lui au shogi1 et a reçu un gage. Elle a l’air de s’amuser, ceci dit.

— Nanami a perdu ?

— Au shogi ?

Jin et Haruka l’observèrent quelques secondes. Elle avait toujours son grand sourire plaqué sur son visage, alors qu’elle était penchée sur le père de Jin.

— Cette petite est douée, Jin, tu devrais lui demander d’en faire autant pour toi, commenta son père.

— Sans façon, ça ira.

— Nanami était debout très tôt ce matin, elle est allée aider les habitants à mettre en place les décorations du festival.

Cette dernière leva la tête.

— Jin ! Haruka ! J’ai trop hâte d’y aller !

Haruka soupira tandis que Jin plaça sa main sur son propre visage.

— Nanami, tu nous avais promis de ne pas t’éloigner.

— Ha ! C’est moi qui l’ai emmenée, expliqua le père de Jin, cette petite a de l’énergie à revendre, c’est moi qui vous le dis ! Aaah, ça fait du bien !

Nanami haussa les épaules lorsque son regard croisa celui de Jin et Haruka. Vu que c’était le père de Jin qui l’avait emmenée, elle n’avait pas vraiment eu le choix, ça aurait été mal vu de refuser, n’est-ce pas ?

La mère de Jin intervint de nouveau dans leur conversation.

— Il me reste un vieux yukata qui lui irait très bien.

— Ah vraiment ? C’est très gentil, madame Ichinose, répondit Haruka en lui offrant une courbette.

Après avoir déjeuné, Haruka et Jin donnèrent un coup de main pour la maintenance du bain public qui était fermé ce jour à cause du festival. Nanami avait insisté pour les aider au nettoyage malgré son besoin de se recharger après ses activités matinales. En voyant son niveau de batterie, Jin prit quelque peu peur qu’elle ne tombe à plat avant la fin des festivités malgré ses protestations.

Le soir même, Jin et son père, une bière à la main, étaient assis sur la marche donnant sur l’arrière-cour de la maison à attendre que les femmes s’habillent pour le festival. Si son père avait opté pour un vêtement traditionnel léger, Jin avait choisi de rester en t-shirt et jean on ne peut plus classiques.

Au loin, le son des festivités résonnait déjà. Le soleil s’était couché depuis un moment, l’horloge dans le salon indiquant vingt heures quarante-deux. Le ciel était d’une teinte bleue profonde et ne comportait que très peu de nuages en cette soirée d’été.

— Tu ne dis rien, fit remarquer son père.

Jin n’était pas très bavard face à lui.

— Désolé de m’être emporté hier.

— Ouais… Moi aussi, j’y suis peut-être allé un peu fort.

— Tu n’as pas tout à fait tort, papa, j’ai raté quelque chose dans ma vie, mais je compte bien me rattraper.

— Ha, tu t’es déjà bien rattrapé. Haruka est une chouette femme, tu n’as pas intêret à la laisser filer.

— Ouais, je sais, papa.

— Et la petite Nanami, c’est vraiment la fille d’un collègue de Haruka ?

La question surprit Jin, c’est le moins qu’on puisse dire. Ce dernier faillit recracher sa gorgée de bière. Il jeta un coup d’oeil vers son père.

— Hein ?

— Je sais pas, elle me fait penser à quelqu’un. Sa façon d’agir m’est familière, mais j’ai du mal à savoir à qui elle me fait penser exactement. C’est pas beau de vieillir.

Il reprit une gorgée de son beuvrage. Jin, lui, laissa échapper un soupir de soulagement. L’espace d’un instant, il a cru que son père avait peut-être découvert quelque chose qu’il n’aurait pas dû.

Un peu gêné, Jin n’osa pas continuer. Il regarda ailleurs, au loin. Il réfléchit, et s’apprêtait à dire quelque chose quand la porte coulissante du salon s’ouvrit. Les deux hommes se retournèrent pour admirer le spectacle.

— Jin !

Nanami, Haruka, et la mère de Jin étaient toutes trois vêtues d’un yukata. Le père se tourna tout naturellement vers sa femme, tandis que Jin se dirigea vers sa compagne et Nanami.

— Tu es ravissante, Haruka.

— Merci.

Elle lui sourit tendrement. Elle portait un joli ensemble bleu-marine aux motifs de fleurs de cerisier, et avait arrangé ses cheveux en un chignon, tout en accrochant ses deux tresses derrière sa tête.

— Et moi, et moi ?

Nanami avait du mal à tenir en place. La jeune fille avait laissé Haruka lui arranger les cheveux, et portait un ancien yukata de la mère de Jin, rouge avec des papillons. Nanami avait l’air à l’aise dans ces vêtements qu’elle n’avait pourtant pas l’habitude de porter.

— Toi aussi Nanami, tu es très jolie, commenta Jin.

Même en disant cela, il avait du mal à quitter Haruka des yeux.

La petite famille se sépara en deux groupes : d’un côté les parents de Jin, et de l’autre Haruka, Jin et Nanami. Le trio déambula quelque temps dans les allées du festival où stands de jeux et de nourriture se succédaient, tenus par les habitants de la petite ville. De la musique retentissait au loin, où des danses traditionnelles avaient lieu.

— Ouah ! C’est trop mignon !

Nanami était comme une pile électrique. Elle faisait le tour des stands, devançait Jin et Haruka, avant de repartir en arrière pour se décider à acheter cette petite gourmandise qu’elle avait repérée juste avant. Jin et Haruka quant à eux, l’observaient le sourire aux lèvres.

— Elle a l’air de bien s’amuser.

— Oui.

Ils se tenaient la main et avançaient dans les allées.

— Elle va bientôt tomber à court de batterie, non ?

Jin sortit son téléphone portable de sa poche et lança l’application qu’Akari avait développée avec l’aide de Nanami. Celle-ci permettait notamment d’avoir la dernière position connue de l’androïde ainsi que son niveau de batterie. Il n’avait fallu que quelques jours à la jeune Ayase pour créer cet outil, grâce à la coopération de Nanami qui envoyait les informations à l’application périodiquement.

— Il lui reste une petite heure. Elle devrait pouvoir assister au feu d’artifice avec nous.

Il rangea le téléphone dans sa poche et continua de marcher avec Haruka pour profiter des animations du festival.

Contrairement aux prédictions de l’application cependant, Nanami montra quelques signes de faiblesse plus tôt que prévu. Heureusement, Jin et Haruka étaient non loin.

— Nanami, tu vas t’endormir.

— Je… oui, pardon…

Jin l’accompagna vers un banc pour l’asseoir et la laisser se reposer contre lui. Haruka s’assit de l’autre côté. Les passants autour d’eux n’y prêtèrent guère attention à ce moment-là, mais Nanami était passée sur sa réserve d’énergie. Seul le minimum vital de ses fonctions était assuré. De ce qu’elle avait expliqué, son mode économie d’énergie pouvait la faire tenir près d’un mois sans se recharger, et seuls quelques capteurs étaient encore en fonctionnement pour la réveiller en cas de danger afin de puiser dans ses dernières forces.

— Elle alors, commenta Jin.

— Tu sais ce que ça veut dire, lui fit remarquer Haruka tendrement.

— Je sais. Tu m’aides ?

— Oui.

Jin s’accroupit près du banc et plaça ses mains derrière lui, tandis que Haruka reposa Nanami contre lui, de façon à ce qu’il n’ait plus qu’à se lever pour la porter.

— Voilà.

Haruka remonta le yukata de l’androïde, découvrant ainsi ses jambes. Jin passa ses bras sous celles-ci pour maintenir Nanami dans une position stable.

— Merci. Je vais passer en mode veille.

Ce qu’elle fit aussitôt. Jin parcourut les allées en la portant, toujours accompagné de Haruka.

— Je me demande si je ne devrais pas t’abandonner à ton triste sort, gloussa Haruka.

— Les gens vont me regarder bizarrement et s’imaginer que je suis en train de kidnapper une adolescente.

— Exactement !

Haruka se mit à rire, ce qui fit sourire Jin en retour. Rien ne lui faisait plus plaisir que de voir la femme qu’il aimait apprécier le moment présent et rire ainsi.

— On va à l’endroit habituel ?

Jin savait ce qu’elle voulait dire par là. Après tout, ils venaient là chaque année depuis qu’ils se connaissaient. Ils grimpèrent une côte les amenant un peu à l’écart des festivités, via un petit chemin que Haruka éclaira à l’aide de son téléphone portable. Après une dizaine de minutes, ils s’arrêtèrent près d’un grand arbre, au sommet d’une colline.

— On y est enfin.

Le bruit de la fête semblait assourdi, mais était toujours audible. Jin déposa délicatement Nanami contre l’arbre, et fouilla dans la sacoche qu’il avait prise avec lui. Haruka, quant à elle, s’assit près de Nanami.

— Tu crois que ça va marcher ?

— On a fait quelques essais tout à l’heure.

Jin sortit une batterie de sa sacoche, du genre de celles utilisées pour recharger tout type d’appareil portable. Il la posa à terre.

— Nanami, découvre ta nuque s’il te plaît.

— Hmmm…

Les yeux toujours fermés, Nanami acquiesça doucement d’un hochement de tête, et la peau de sa nuque disparut pour laisser place à son port de communication et de recharge. Jin y brancha la batterie à l’aide d’un câble USB qu’il avait apporté.

— Recharge-toi un peu, je te préviendrai quand le feu d’artifice commencera.

Il s’assit alors entre Nanami et Haruka, et lui sourit.

— Pas trop fatiguée ?

— C’est à toi que je devrais demander ça. Nanami n’est pas trop lourde ?

Jin jeta un coup d’œil à l’androïde immobile à côté de lui, les mains posées sur ses genoux. Le niveau de la batterie portable, indiqué par un petit écran lumineux, baissait à vue d’œil tellement l’androïde accaparait son énergie. Cette méthode de charge, réservée aux coups durs, rendait la batterie inutilisable après coup.

— Elle est légère comme une plume. Je ne sais toujours pas en quoi elle est faite, mais ça me paraît étonnant.

— Ça t’intrigue, non ? Au début tu étais tellement anti-Nanami, mais maintenant…

Jin retourna son regard vers Haruka.

— Je sais. Elle a réussi à se faire accepter. Il n’y a que les idiots qui ne changent pas d’avis, hein ?

Haruka gloussa.

— C’est vrai. Et tu es loin d’être un idiot.

Elle leva les yeux vers le ciel, en attente du fameux feu d’artifice organisé par la ville.

— J’aime bien venir ici avec toi… Tes parents sont gentils, la vie de famille me manque.

Jin passa son bras autour de Haruka pour la blottir contre lui. Elle continua :

— Ça me fait plaisir, vraiment…

Sa voix tremblait quelque peu. Jin la serra doucement contre lui. Il savait bien où cette discussion se dirigeait.

— Tu peux y aller, Haruka. Tu dois être forte devant Akari, mais devant moi, tu peux.

— Merci.

Haruka plaça sa main sur l’épaule de Jin et posa sa tête contre son autre épaule. Elle pleura doucement contre lui.

— C’était dur… Tu sais tout ce que j’ai sacrifié pour Akari…

Il resserra doucement son étreinte, et la laissa continuer.

— J’ai travaillé dur, j’ai enchaîné les petits boulots…

— Je sais tout ça Haruka, tu es la meilleure grande sœur du monde. Je suis sûr qu’Akari le sait.

— Oui, je n’ai jamais vraiment eu à m’en plaindre…

Elle marqua une petite pause avant de continuer.

— Sauf le jour où elle a dévasté la cuisine en croyant que cuisiner c’était aussi facile que de suivre la documentation d’un programme…

Cela la fit rire doucement. Les larmes avaient fini de couler.

— Je crois que tu occultes volontairement toutes les fois où elle a pu être une petite peste, fit remarquer Jin.

— Non, vraiment ! Akari est une chouette petite sœur. Je l’adore. Elle aussi va réussir, j’en suis certaine.

— Je vous admire toutes les deux. Vous avez du talent, et vous réussissez tout ce que vous entreprenez…

— … sauf Akari et la cuisine.

Ce fut au tour de Jin de rire.

— Et toi tu ne sais pas monter un meuble suédois.

— Dis donc !

Elle voulut se venger, mais en décida autrement. Elle leva la tête et s’apprêtait à déposer un baiser sur ses lèvres, quand une explosion retentit dans les airs.

— Ah !

Haruka tourna la tête et secoua gentiment l’épaule de Nanami.

— Nanami ! Le feu d’artifice !

— … Ah !

L’androïde se détacha de la batterie posée au sol, se leva et s’avança de quelques pas.

— Ouah ! C’est magnifique !

Les feux éclataient en dizaines de couleurs différentes au loin, laissant Nanami stupéfaite.

— Jin ! Haruka ! Vous avez vu celle-là ?

Elle était émerveillée, comme une enfant. Le spectacle était pourtant loin d’être éblouissant pour quiconque en avait déjà vu dans la capitale, mais la découverte est un sentiment incroyable qui occulte tout le reste. Pas besoin d’être humaine pour être ébahi devant quelque chose qu’on voit pour la première fois, Nanami en était la preuve.

Jin et Haruka, quant à eux, continuaient d’observer les fusées éclater dans un tourbillon de couleurs. Les derniers tirs eurent lieu une quinzaine de minutes seulement après la première explosion.

Nanami se tourna vers eux.

— C’était trop bien ! Je suis trop contente d’avoir pu voir ça !

Elle leur offrit un de ses plus beaux sourires. C’était dans ces moments où Jin et Haruka ne faisaient plus grande différence entre l’humain et la machine. Pour eux, Nanami était une personne à part entière. Un membre de leur famille.

— On reviendra l’an prochain, suggéra Haruka.

— L’an prochain…

Nanami sembla quelques instants hésitante, et regarda Haruka quelques secondes. Elle tourna alors son regard vers Jin.

— Je vais devoir compter sur toi pour le retour Jin, continua-t-elle, honteuse.

— Ne t’excuse pas, Nanami.

Jin se leva et aida Haruka à se remettre debout. Il s’approcha de Nanami et lui ébouriffa les cheveux tendrement, avant de la prendre sur son dos comme à l’aller.

— Bonne nuit, Jin, Haruka.

— Bonne nuit Nanami.

Haruka et Jin marchèrent en silence sur le chemin les ramenant à la route. Jin connaissait l’endroit comme sa poche, mais il devait tout de même faire attention dans la pénombre, car il portait Nanami sur son dos. Haruka l’aida comme à l’aller en éclairant le chemin grâce à son téléphone portable.

— C’est drôle de se dire que je porte sur mon dos le summum de la technologie robotique, commenta Jin.

— La science fait des progrès étonnants, tu sais.

— Je sais. Et tu vas la faire avancer aussi via la téléportation.

Cela fit glousser Haruka.

— Allons, rien n’est fait encore. Si ça se trouve je me suis trompée dans une équation et je vais me taper la honte de ma vie, quitter mon boulot et aller m’installer comme prétresse dans un temple.

Ce fut au tour de Jin de rire.

— Tu sais, ça ne me déplairait pas de te voir dans un costume de prétresse.

— Oh oh, quelqu’un a des idées coquines de ce que je vois…

— Parce que ça te dérange maintenant, rétorqua Jin.

— Bien sûr que non, tu sais bien, répondit Haruka en le taquina.

Les deux rirent de bon coeur tout en faisant bien attention à la descente. Jin voulut un peu recadrer la conversation sur un autre sujet dont il était curieux depuis un moment.

— A propos de science… Ça en est où le projet au labo ? Tu sais qu’il coûte un bras à la boîte ? J’ai vu passer le budget…

Il en oubliait presque la charge qu’il portait.

— Je sais, et ça me stresse…

— Comment t’es venue l’idée au juste ?

— J’ai pas mal étudié le travail de Hotta et de Wei. Et de Benett évidemment… La théorie de Wei sur le mouvement des particules a retenu mon attention. Et puis en discutant de tout ça avec Shiho, on s’est aperçues que c’était beaucoup trop difficile à théoriser et à mettre en pratique

— Et du coup, vous vous êtes tournées vers les trous de ver.

L’avantage pour Haruka d’avoir quelqu’un comme Jin à ses côtés était qu’elle pouvait lui parler tout en étant sûre d’être comprise.

— C’est ça, Jin. Un trou de ver. La maîtrise du vide, telle que décrite par Davis. C’était le plus logique. Et du coup j’y suis arrivée. Enfin je pense, on va confirmer tout ça dans deux mois.

— Et la piste quantique, vous l’avez explorée ?

— Oui, mais comme avec tout ce qui est quantique, c’est encore plus théorique et casse-tête que tout le reste !

Elle se mit à rire.

— Pour l’instant, ma théorie ne permet pas de transférer des objets animés à travers l’espace. Mais déjà si on arrive à téléporter de simples objets, on pourra s’attaquer au reste plus tard.

— Haruka, je… c’est incroyable, et tu en parles avec une telle facilité…

— Je sais, moi-même je n’y ai pas cru au début et j’ai revérifié des centaines de fois mes équations. Je me suis fait relire par Shiho et son chef. Au début il a cru à une blague, mais Shiho l’a convaincu que c’était une bonne idée. Qu’on tenait quelque chose, là, entre nos doigts. On a testé et on a réussi à transférer quelques particules sur une courte distance presque instantanément. Tu te rends compte ?

Jin baissa la tête, quelque peu déçu.

— J’aurais aimé participer à ça.

— Tu y participes déjà, Jin. Tu es mon compagnon, tu me procures tout le soutien moral dont j’ai besoin. Sans toi, j’aurais déjà craqué et je n’y serais pas arrivée. J’ai besoin de toi.

Elle s’approcha pour déposer un baiser sur sa joue.

— C’est très stressant. Je joue ma carrière, et si ça rate, je me ferai probablement virer.

— Vraiment ?

— Tu as vu combien ça coûte ? Faire approuver le budget pour cette seule expérience a été terrible. J’ai une énorme pression sur les épaules, les grands pontes s’imaginent déjà avoir le nom de la boîte en gros dans les journaux ! Ils ne pensent qu’à l’argent que ça va leur rapporter.

— C’était donc ça, quand tu parlais de changer des professions entières…

— Mais oui ! Tu imagines, les livraisons, le transport de marchandises, tout ça ne demanderait plus des jours pour parcourir la planète. Les services postaux seraient obsolètes. Et si j’arrive à téléporter un être vivant, ça veut dire aussi que le transport de personnes, les avions, les trains, les taxis, tout ça serait à repenser intégralement !

— On en a déjà parlé, oui. Pense à tous les problèmes que ça résoudrait, Haruka !

Il marqua une pause avant de continuer. La route était en vue.

— Merci d’être là aussi Haruka. Tu n’as pas idée de combien je t’aime.

— Toi alors… Merci à toi de m’avoir écoutée. J’avais vraiment besoin d’en parler à quelqu’un, tu sais.

Ils marchèrent jusqu’à la maison des parents de Jin tout en discutant de l’impact de la découverte de Haruka sur la société et les bouleversements que cela allait créer.



* * *

Le lendemain, après un déjeuner copieux, le trio fit ses adieux aux parents de Jin et reprit la route pour Tokyo. Le trajet se fit sans incident particulier, à part peut-être Jin qui commençait à être agacé d’entendre pour la dixième fois le dernier morceau de Teri Suzumiya à la radio.

Nanami n’avait rien de prévu pour sa première semaine de vacances, et comme le concept lui était particulièrement étranger, il a fallu que Jin et Haruka s’y mettent à deux pour lui faire comprendre qu’elle pouvait tout à fait ne rien faire de ses journées, ou bien sortir avec des camarades de classe.

Haruka quant à elle reprit ses travaux. Il restait encore beaucoup de choses à planifier et finaliser avant de mener à bien son expérience et le boulot en lui-même était stressant, avec la pression de sa hiérarchie, eux-mêmes pressés par des investisseurs.

Jin, lui, avait fini sa journée avant qu’il ne fasse nuit pour une fois. Son collègue le barbait parfois, et partir un peu plus tôt que d’habitude en lui laissant faire le boulot restant n’était pas si rare que cela. Il faut dire que Masaru laissait lui-même Jin en plan de temps en temps. C’était donc une douce vengeance qui l’animait chaque fois qu’il partait du bureau avant son heure habituelle.

Surtout que Haruka, sitôt rentrée, avait prévenu Jin par la messagerie interne de l’entreprise, qu’elle finirait tard. Il n’y avait donc aucune raison valable de s’attarder plus que cela.

Le salaryman japonais s’était posé dans un petit café à l’américaine assez célèbre qu’on trouvait dans beaucoup de grandes villes de part le monde. Après avoir pris sa boisson, il s’installa à sa table à l’étage, près de la baie vitrée. C’était assez tranquille à cette heure, et les seuls autres occupants étaient soit des touristes étrangers, soit des employés de bureau qui, comme lui, étaient de sortie.

De là où il était il pouvait admirer les passants dans la rue, et réfléchir un peu, sur lui-même, sur Haruka et comment leur couple se portait, mais ce qui occupait souvent ses pensées, c’était bien sûr sur la présence de Nanami dans leur foyer.

Une mystérieuse jeune fille androïde, faite de métal et d’électronique, à la peau synthétique si douce et réelle, aux réactions certes parfois un peu naïves ou exaggérées, mais toujours extrèmement proches de l’être humain… qui était-elle exactement, d’où venait-elle, et pourquoi était-elle ici, à Tokyo ? Pourquoi avoir choisi Jin et Haruka ? Pourquoi le jour de leur emménagement ensemble ?

Il n’était pas le seul à se poser ces questions, mais quelqu’un le tira de sa rêverie.

— Pardonnez-moi, vous êtes bien Jin Ichinose ?

La voix d’un jeune homme, certainement aux alentours du même âge que Jin, se fit entendre. L’intéressé leva les yeux vers son interlocuteur, et vit qu’il n’était pas seul. Une jeune femme l’accompagnait avec ses lunettes rondes sur le nez.

— Euh, oui mais comment…

Le grand brun ne lui laissa pas le temps de finir sa question et s’assit à sa table, avec sa collègue. Tous les deux étaient très bien habillés, elle en tailleur et blazer et lui avec un costard taillé à la perfection. La femme fit les présentations.

— Je suis Ema Amamiya, et voici mon collègue.

— Satoshi Uehara.

— Nous sommes de la section 1 de la Sureté Publique.

Cela fit réagir Jin au quart de tour.

— La… La Sureté Publique !?

La Sureté Publique était l’organisme japonais chargé de la surveillance et du renseignement, intérieur comme extérieur. Ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose.

Satoshi ouvrit un dossier après les avoir posés sur la table. Jin ne pouvait pas lire son contenu de là où il était, mais il avait une petite idée de son contenu. Cependant, ce dernier était plutôt inquiêt. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien lui vouloir, si ce n’était pour le questionner au sujet de Nanami ?

— Vous devriez boire votre café tant qu’il est chaud, fit remarquer Ema.

—  Ne vous inquiêtez pas, nous venons juste vous poser quelques questions, l’informa Satoshi.

Ces deux-là avaient visiblement bien préparé leur texte.

— La jeune fille qui vit avec votre compagne, Nanami Andô, a désarmé à elle seule trois hommes d’un clan de yakuzas qui s’enfuyaient suite à un casse d’une bijouterie il y a quelques semaines. Vous vous en souvenez ?

Jin garda son calme et les fixa tous les deux. Ce n’était pas le moment de faillir.

— Je m’en souviens très bien oui. Je lui ai même passé un savon à cette idiote pour s’être interposée.

Cela fit glousser Ema, qui tentait tout de même de détendre l’atmosphère devant tant de sérieux.

— Vous avez bien fait. Il faut laisser ce travail à des professionnels.

Satoshi continua, levant les yeux de ses papiers.

— Nous aurions des questions à lui poser, mais vous comprendrez bien que nous ne pouvons pas l’approcher à l’école ainsi sans causer une certaine gêne auprès de celle-ci…

— Des questions, vraiment ? De quel genre ?

— Hé bien, comment elle s’y est prise exactement pour désarmer et assomer des adultes, vider des chargeurs et protéger ses camarades. On a par exemple retrouvé des douilles écrasées dans le car. Nul doute que pour arrêter ça il faut… une force surhumaine, un gilet pare-balles ou un blindage. Et on a pas retrouvé de gilet sur les lieux.

Ça sentait clairement le roussi pour Jin. Néanmoins, ce dernier ne suait pas à grosses gouttes comme on pourrait s’y attendre dans une telle situation. Il était habitué à négocier avec fournisseurs et sous-traîtants, et savait se montrer très convaincant.

— Pourquoi ne pas avoir posé ces questions lorsqu’elle a été interrogée le lendemain ?

— Voyez-vous, monsieur Ichinose, répondit Satoshi, c’est justement pour cela qu’on a fait appel à nous. Nous cherchons avant tout à éclaircir les zones d’ombre de l’enquête. Il y a des questions qui auraient dû être posées.

— Et puis, le fait qu’elle soit la seule à ne pas avoir été interrogée le jour même nous a paru un peu étrange, avoua Ema.

Bien sûr, Nanami ne pouvait pas apparaître à un interrogatoire avec un bras en moins.

— Elle était en état de choc après ce qu’il s’était passé. Vu son état et étant donné qu’elle était étrangère, les enquêteurs l’avaient laissée revenir à la maison pour l’entendre le lendemain.

— Certes, mais nous avons tout de même trouvé ça étrange, et aimerions nous entretenir avec Nanami, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Vous êtes son tuteur légal au Japon, n’est-ce pas ?

Satoshi ajouta, avant que Jin ne puisse répondre.

— Nous ne lui voulons aucun mal, juste nous entretenir quelques minutes avec elle.

Jin attrapa son café, qu’il avait terminé durant la conversation, et commença à se lever.

— Si vous devez lui parler, vous n’avez pas besoin de passer par moi.

Il valait mieux battre en retraite pour le moment. Jin n’était pas préparé à cette conversation, et cela le frustrait beaucoup. D’habitude lors de rendez-vous, il avait minutieusement recherché quoi dire et quoi répondre face à ses interlocuteurs. Cette fois, c’était différent.

Ema et Satoshi, cependant, ne se levèrent pas. La jeune femme interpella Jin alors qu’il jetait son gobelet vide.

— Monsieur Ichinose, une dernière question…

Jin tourna la tête vers elle. Elle lui souriait chaleureusement, et réajusta ses lunettes. Lui s’attarda quelques instants sur ses jambes, puis remonta jusqu’à son visage.

— …nous avons remarqué que votre facture d’éléctricité avait grimpé en flèche depuis l’arrivée de Nanami Andô.

Jin fronça les sourcils, mais ne répondit pas. A la place il tourna les talons et descendit les escaliers, les laissant seuls à la table.

Satoshi referma le dossier.

— Première opération réussie.

Ema, elle, continuait à fixer les escaliers menant au rez-de-chaussée, l’air pensive.

— Oui, il a réagi comme on l’avait prévu. Maintenant il va falloir guetter ce qu’il va faire.

— Tu crois qu’on en a trop fait ?

Elle secoua la tête.

— Non, tu as été parfait. Je suis contente de travailler avec toi, Satoshi.

Ce dernier eut un petit sourire en coin, puis tourna la tête vers la baie vitrée pour regarder Jin s’en aller et tourner au coin de la rue, vers la station la plus proche.

Jin, lui, n’était pas aussi calme que les deux agents après ce qu’il venait de se passer. Il se mordit la lèvre en passant son smartphone au-dessus du portique pour payer le train.

— Ils savent forcément quelque chose. Je dois en parler à Haruka…



Commentaires fermés.